lundi 28 mai 2012

R I B S

La première terrasse. Je jette un oeil à la table d'à côté, un groupe dont la présence à Bruxelles est semble-t-il due aux 20km, le matin même. Je ne peux m'empêcher de faire le compte : huit individus, dont une fille, et deux t-shirts. Ce qui nous laisse tout de même cinq polos. Cinq polos, un accent reconnaissable, un ratio immédiat: le taux d'auto-satisfaction risque d'être plus élevé que la moyenne, c'est statistique. Le taux d'auto-satisfaction risque même de faire des dégâts notoires si le polo est accompagné d'une Chouffe, ou de plusieurs et ça ne loupe pas. Arrivent du Senghor des musiciens étuis au dos, et ça dégoise déjà : "Truuuuubaduuuur, joue-nous ta musique!". Rituels de beuveries estudiantines, "il est des nôtres, il a mis son polo et bu sa Chouffe comme les autres, Barnabé, montre-nous tes fesses" "Vous allez tous commander des plats craaaaaazy, ou quoi?"

Mais on ne peut pas plaire à tout le monde, qu'on ait acheté ou non son polo à logo brodé dans un aéroport international pour tromper son ennui. Derrière, un homme à chemise blanche bien coupée s'interpose, la tension est palpable : "Je ne sais pas si vous venez de la campagne, mais vous dérangez tout le monde, à vous comporter comme des adolescents décérébrés. Nous voudrions passer une soirée tranquille." On se dit que si terrain agricole il y a du côté de Polo Jaune Rayé , Polo Bleu et ses amis, il y a fort à parier qu'il soit plus du côté de Genval que du Condroz, mais on ne peut qu'admirer l'audace de cet homme : tenter de lutter contre un tel habitus, ça relève de la vaillance, de l'inconscience ou du dépassement de limites.

Très vite, d'ailleurs, l'interpellation est mâchonnée et recrachée, Polo Bleu a trouvé une proie plus facile en forme d'un jeune serveur: "ANTOINE BOUDART! Je ne me trompe pas, c'est bien ça, ton nom, Antoine Boudart, hein dis? Viens un peu par ici". Petit clin d'oeil de circonstance au blondinet qui ne cille pas. "Dis-nous, jeune homme, quel est le plat le plus abject de ta carte? Polo Turquoise est parti aux toilettes et nous allons commander pour lui." "Vous savez, je suis en extra ce soir, je ne sais pas vraiment....". Se désempêtrer de cette glu, vite. "Oh mais tu sais, on n'a pas l'intention de te dénoncer au fisc, juste que tu nous dises quel est est le pire plat de ce rade!". Polo Jaune Rayé fait pourtant mine de sortir un téléphone : "Dis, Rémy, on a ici un jeune garçon du nom d'Antoine Boudart, il faudrait que tu t'occupes de son cas, il est en irrégularité...".

Le service peine à suivre, rien encore à se mettre sous la dent à la table d'à côté. Polo Rouge prétend aller voir directement en cuisine ce qui s'y trame, non seulement pour sa bande mais pour deux jeunes femmes et un bébé attablés devant des ribs malencontreusement non accompagnés de frites. Elles sont bonnes joueuses, et ne s'offusquent guère des prises à parti nombreuses venues du gang. Polo Bleu est  allé faire lui-même la plonge des verres à Chouffe, à ce qu'il prétend, le plateau plein à la main. Quelques blagues à base de portugais plus tard, les chansons et cet entrain de façade reprennent "Adrien Adrien Adrien ouh ah". Un vieux à la table d'à côté fait signe au serveur :"Ils vont réveiller tout le quartier, à beugler, comme ça, il faut les faire taire.".  Tentative malencontreuse, aussitôt fuse la remarque suivante :"Nous voulons bien comprendre que vous êtes totalement dans le jus et attendre, mais laissez-nous nos plaisirs bon enfant! Nous passons une bonne soirée entre amis."

L'addition est là. Avant de quitter l'arène, j'entends encore la question suivante, posée par un des T-shirts discrets à la compagne de Polo Rouge : "Il nous avait bien dit que tu étais timide, mais c'est ça, la raison de ton silence ou bien tu ne vois aucun intérêt à ce qu'on raconte?".

Au cours des échanges, il fut aussi question de Boris Becker, d'ambulances et de stock options. Peut-être pas dans cet ordre.

samedi 26 mai 2012

C O P Y

En entrant dans sa boutique de poche, presque un réduit, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'Aldo a les genoux massifs, pire encore : adipeux. Ses cuisses souffrent d'un manque d'esquisse, ses chevilles sont inexistantes, ses petits yeux enfoncés dans la plasticine de son visage. Chaque matin, il noue sa tignasse en catogan, machinalement : il n'a plus aucun miroir chez lui depuis quelques mois déjà, plus par superstition que par dégoût.

Dans les couloirs du métro ça fait longtemps que plus personne ne fait attention à sa dégaine, malgré son t-shirt bleu électrique barré d'un "S" dissimulé sous sa chemise en jeans taille XXL. Jaune et rouge, le "S". De quoi inspirer le respect, mais sa démarche de John Wayne empâté n'interloque plus : Aldo fait partie des meubles du centre commercial, au même titre que cette jeune fille fadasse qui presse environ 167 jus de fruits par jour, que cette mère de famille qui tente d'arrondir ses fins de mois en hélant le chaland en quête de réceptacles en plastique, plus encore que ce petit vieux planté sur le banc en face du marchand de journaux chaque jour ouvrable, sans que personne ne s'interroge sur la finalité de sa démarche.

Lorsqu'il s'installe derrière son comptoir, il ne peut s'empêcher de jeter un oeil à Cassius, dans son rectangle doré de la boutique d'encadrement d'en face. Cassius, le spitz nain de sa mémé qui ne jappe plus depuis trois mois déjà. Disparu en même temps que mémé Dolorès, broyés tous les deux par un camion-poubelle, avant même qu'il parvienne à courir pour les secourir. Et quand il pense à Cassius, et à sa mémé, Aldo ne peut s'empêcher de soupirer, et de faire voleter toutes les feuilles posées devant lui. Ce 23 mai encore, il aidera des familles à photocopier leurs cartons d'invitation, les syndicats leurs lettres de convocation. Mais un jour, il le sait, entre ses mains pataudes passeront des secrets d'états, des lettres anonymes, ou des recherches d'héritiers. Il sera enfin un rouage efficient dans l'ordre du monde, et adieu les remords, adieu les Mellow Cakes.

mercredi 23 mai 2012

Y O K O

Yoko a deux microscopiques grains de beauté sur la clavicule gauche. Je le sais, je les vois, moi, de là où je suis, juste en face d'elle. Elle a peut-être un début de territoire constellé ailleurs, mais je ne tenterai jamais de le tâter du doigt, ce sinueux jeu de piste pour tous ceux qui voudront prendre la juste mesure de sa peau, la réinventer pendant une demi-heure.  Trente minutes à chercher le nord, l'Orient ou le sens profond des choses, peut-être plus, si les candidats ne s'essoufflent pas au passage. La condition sine qua non  : la laisser goûter à l'estafilade, le sifflement à l'instant T, lui permettre de prendre ce risque létal à votre encontre. Yoko est une lanceuse de couteaux dont personne, à part la jugulaire d'un type dans une impasse, n'a eu à se plaindre jusque là.

mardi 22 mai 2012

S K Y E

Ce serait comme enfoncer les chevilles dans la fange, comme renoncer à toute pudeur. Elle ne voulait plus laisser entr'ouverte cette boîte de Pandore qui finissait par amenuiser ses aspérités, elle ne croyait d'ailleurs plus à aucune échelle de valeur. Elle continuerait, fil de plomb en tête, à se chercher un horizon, à ritualiser ses craintes, à brûler toutes ces secondes à force d'engloutir ce qu'on daignerait lui donner. Ca serait sa dot, son lot, pas vraiment un prix de consolation. Elle marcherait en silence, à son rythme.

samedi 19 mai 2012

J E A N N E

Je l'appelais mon Modigliani. La gueule de travers, comme marquée par les coups mais avec des traits d'une finesse inhabituelle, les cheveux filasses, elle errait entre les rayons sans que jamais son regard ne rencontre celui d'un autre client. Le plus souvent, elle se contentait d'extirper un livre de sa place, de le feuilleter sans vraiment prêter attention aux pages défilant sous ses yeux : c'est à se demander si elle savait lire, au fond. Cependant, sur un coup de tête, elle achetait parfois un exemplaire sur les renoncules, la cuisine aux algues ou le yoga pour enfants, sans pour autant que cela puisse indiquer quoique ce soit de fiable sur ses toquades, les gens qui peuplaient sa tête, ses heures ailleurs. Elle payait toujours en coupures de 5 euros, qu'elle sortait toutes chiffonnées de la poche d'un jeans blanchi qui, comme elle, avait dû connaître des jours meilleurs, et enfournait le livre dans un sac de toile de jute, sans aucune délicatesse, sans prononcer un mot.

Un matin, je l'ai retrouvée couchée en chien-de-fusil devant le seuil.  Je n'ai pas su quoi lui dire, j'ai juste touché la manche de son trench rapiécé, lui ai proposé de boire quelque chose de chaud avant que la routine s'entame. Elle n'a rien ajouté, mais m'a suivi à l'intérieur. Il lui a fallu une minute ou deux, pas plus, pour boire à gorgées saccadées ce café soluble que personne ne trouvait vraiment bon. Elle s'est levée, pas de merci, pas d'échange, et a disparu par la porte à double vantail. Je n'ai plus jamais croisé mon Modigliani. J'avais ce matin-là entraperçu d'elle autre chose que le tableau qu'elle voulait que l'on garde.

dimanche 13 mai 2012

G O S P E L

Les ongles rompus de m'être enserré la gorge remplie d'Harry Crews, j'ai cru que je n'émergerais pas indemne de cette moiteur marécageuse. Les pages venaient d'ouvrir une béance d'une noirceur étincelante impossible à combler en quelques heures. Ramasser ses abattis, retrouver un certain souffle, une échappée.

Les faits se sont enchaînés plus vite que je ne l'aurais cru, rien de prémédité, pourtant. Bien en creux dans ma tête, j'ai troqué le prodige d'Enigma contre le fils de l'homme à la voix qui vacille.

Ce fut "Spiritual". Il n'y eut pas d'apparition divine. Ce n'est pourtant pas un péché de croire qu'il s'est passé quelque chose de miraculeux à cet instant-là, et que ça ne sera pas reproductible.

samedi 12 mai 2012

P A P R I K A

Tu comprends, ce n'est pas vraiment de la nourriture, pas vraiment des calories, et dans quelques minutes, tout ça finira en giclée orange dans la cuvette. C'est compulsif, elle engloutit le monde en tranches fines, elle poisse ses doigts délicats de cette couche graisseuse avant chaque interaction sociale d'importance. Elle a les lèvres maculées et coupables, la langue chargée, anesthésiée mais c'est son unique façon d'affronter la conversation de ces fréquentations qui placent toujours la barre trop haut pour elle. On l'a traînée de force à ce concert d'un chanteur vaguement breton mais qui ne joue même pas de cornemuse et qui paraît-il, a conquis les élites culturelles les plus blasées il y a vingt ans déjà, avec, tenez-vous bien, un morceau à base de piafs. Les mots qu'il assène, elle n'y entend rien, elle préférerait regarder une comédie avec Helen Hunt. Plutôt que cet aveu impossible, elle préfère piocher une dernière fois dans le paquet, tout au fond, pour tenter d'enfourner les dernières miettes de chips.

mardi 8 mai 2012

W I L D

Le repas qui refroidit, la sauce qui se fige, le sourire crispé de la mère quand il pousse ce cri primal, toutes dents dehors : "NOOOON". Quelle idée d'avoir enfanté un singe-garçon, un enfant-jungle avec des poux et de vilaines manières. Dans la forêt qui s'entrouvre sous ses pas, il ne trouvera pas de pavés d'or mais des cailloux et de la terre ocre qui ferait de l'excellente peinture à doigts pour peu qu'on y jette un seau d'eau sale. Au bout du chemin, un jonque taillée à même le tronc sur un fleuvillon, et vogue le sauvageon vers une terre promise aux yeux jaunes. Ce soir le festin aura les fesses dodues du Roi des Monstres, à moins que...

M I S F I T

Today you can borrow, but tomorrow you gotta pay. Il oscille dangereusement, grands jetés de corps par-dessus une rambarde dont il est seul à distinguer la ligne, ses tracés sont invisibles à l'oeil nu tandis qu'il s'immisce entre les spectateurs clairsemés sur le parquet de ce soir-là. Rire de gorge et anguleuses manières qui ne plaisent à aucun quidam, le groupe a les yeux rivés sur lui tandis qu'il se confronte à renforts de geyser houblonneux à deux jeunes filles à la colle dont le seul tort aura été de dégainer une tablette pour immortaliser l'instant. Il faudrait un vortex de caniveau pour en venir à bout. Dès que les notes prennent fin, pourtant, il retrouve figure décente, comme si rien d'abrasif n'était advenu.

dimanche 6 mai 2012

M A N U R E V A

Je ne veux pas déchirer ta page de charmant petit monstre, pas arpenter les Jardins du Luxembourg avec l'amer en gorge, je ne veux pas saccager ton chic à la française à coups de ciseaux émoussés. Mais si ta vision du paradis consiste désormais à couler des jours heureux à Santiago de Cuba, Alain, si tu t'obstines à t'aventurer sur le terrain des duos de Marc, si tu veux adopter la position de la Femme-Araignée avec des paires de jambes gainées de rose à la dérive, ne compte pas sur moi pour sourire : l'heure est grave, je ne mangerai plus jamais de crackers.

G L A I S E

J'ai les doigts gourds, gourds d'avoir enfoui jusqu'aux poignets mes mains dans l'humus sans autre bonne raison qu'y trouver la réponse peut-être enfouie très bas. J'ai les lunules sales, sales d'avoir gratté en dedans, d'avoir cherché à cerner ce que recèle à dessein la fécondité du sol, cette nature secrète de la germination. J'ai épuisé la glaise, caressé les os blanchis de l'étourneau qu'on avait déposé là au printemps dernier, je n'ai pas trouvé d'autre trace.

samedi 5 mai 2012

A P P E A U

On aurait fort à faire de vouloir tout dire au sujet de cet homme, cette peau tavelée et ces orbites saillantes, offertes en pâture à la première passante, cette brousse auburn, ces mains aux jonctions noueuses et trop fines pour sa constitution. Ce serait encore peu de décrire sa façon d'être au monde, assis ou plutôt recroquevillé, rarement déployé malgré une certaine envergure, jamais un mot qui dépasse : on ignore tout de ses mystères gutturaux. Il n'est pas exactement débraillé, mais sa chemise recèle des constellations de tachettes brunâtres (café, brou de noix, gravy?) regroupées au niveau du col et des poignets. Niché au creux de sa main gauche, un de ces oiseaux de glaise qui produisent des pépiements plus ou moins fidèles, pour peu que la nature vous ait doté de la capacité à siffler. On ne le sait pourtant pas colombophile. On ne le sait pas non plus cycliste, luthier ou prince consort, accordéoniste. On le sait juste propre au regard.

jeudi 3 mai 2012

I N S E C T E

Elle dit "mixte" pour "mythe" sans sourciller. Dans sa gorge résident en nombre sauterelles, cloportes, petites flammèches roussies. Elle ne strie pas des dents, elle stride: chaque bouffée d'air est abrasive, chaque bonjour grinçant, toute tentative de cordialité aussitôt dissonante. L'ardoise et la craie sont ses seules alliées vers la sincérité. Mais lorsque de la main gauche, elle s'applique à réclamer en rondes et déliés "une baguette, SVP", on constate aussitôt que son éducation au Pensionnat des Vertus a été vaine. On ne peut pas lutter contre les ratures.