samedi 19 mai 2012

J E A N N E

Je l'appelais mon Modigliani. La gueule de travers, comme marquée par les coups mais avec des traits d'une finesse inhabituelle, les cheveux filasses, elle errait entre les rayons sans que jamais son regard ne rencontre celui d'un autre client. Le plus souvent, elle se contentait d'extirper un livre de sa place, de le feuilleter sans vraiment prêter attention aux pages défilant sous ses yeux : c'est à se demander si elle savait lire, au fond. Cependant, sur un coup de tête, elle achetait parfois un exemplaire sur les renoncules, la cuisine aux algues ou le yoga pour enfants, sans pour autant que cela puisse indiquer quoique ce soit de fiable sur ses toquades, les gens qui peuplaient sa tête, ses heures ailleurs. Elle payait toujours en coupures de 5 euros, qu'elle sortait toutes chiffonnées de la poche d'un jeans blanchi qui, comme elle, avait dû connaître des jours meilleurs, et enfournait le livre dans un sac de toile de jute, sans aucune délicatesse, sans prononcer un mot.

Un matin, je l'ai retrouvée couchée en chien-de-fusil devant le seuil.  Je n'ai pas su quoi lui dire, j'ai juste touché la manche de son trench rapiécé, lui ai proposé de boire quelque chose de chaud avant que la routine s'entame. Elle n'a rien ajouté, mais m'a suivi à l'intérieur. Il lui a fallu une minute ou deux, pas plus, pour boire à gorgées saccadées ce café soluble que personne ne trouvait vraiment bon. Elle s'est levée, pas de merci, pas d'échange, et a disparu par la porte à double vantail. Je n'ai plus jamais croisé mon Modigliani. J'avais ce matin-là entraperçu d'elle autre chose que le tableau qu'elle voulait que l'on garde.

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